LE premier samedi de juin 1955, un éminent biologiste anglais, le professeur Adam Ramsay, âgé de quarante-deux ans, prit l’avion pour Bruxelles, d’où il s’embarqua dans un appareil polonais pour l’autre côté du rideau de fer. La presse du monde entier fit grand bruit autour de ce départ. Des experts militaires déclarèrent que Ramsay était un spécialiste de la guerre bactériologique. Le gouvernement anglais démentit. Effectivement, c’était faux. On apprit que trois de ses collaborateurs avaient été mis au secret avec leur famille. La vague d’arrestations comprit même la femme de ménage et le garçon de bureau de son labo, ainsi que son chauffeur personnel et la femme de ce dernier. Quant à sa propre femme, elle eut le temps de partir avec ses enfants pour la Yougoslavie, où on perdit sa trace. On pensa qu’elle avait rejoint son mari, mais personne ne signala la présence de Ramsay ni d’aucun des siens à Moscou ou dans une autre capitale socialiste.
Une indiscrétion révéla un petit fait qui scandalisa l’opinion britannique bien plus que la « désertion » du savant : au moment des arrestations, le petit chien du laboratoire, un scotch-terrier nommé Jeep, fut abattu par la police et son corps jeté dans l’incinérateur.
Le 17 juin, un avion spécial qui emportait vers le Japon une mission de savants et de médecins américains spécialistes des amibes et de l’amibiase, sous la direction du docteur Galdos, professeur à Harvard, fit escale à Hawaï et repartit à douze heures sept alors que le ciel était clair et la météo bonne. Une demi-heure après son départ le contact radio fut perdu. On ne retrouva aucune trace de l’appareil ni de ses occupants.
Nuit du 8 au 9 juillet, à Cambridge (Massachusetts). Trois heures quinze du matin. Sept voitures pénètrent dans le campus de la Harvard University et s’arrêtent autour de la maison qu’occupait le docteur Galdos, chef de la mission perdue, et où vivent encore sa femme et ses deux fils âgés de quatorze et dix-neuf ans. Une quinzaine d’hommes au moins pénètrent dans la maison et enlèvent Mme Galdos et ses fils ainsi que leurs deux domestiques noirs. La police, alertée par un étudiant à qui ce rassemblement de voitures a paru suspect, intercepte le « convoi » à sa sortie du campus. Fusillade. La police n’est pas en force. Deux policiers sont tués. Un des véhicules des ravisseurs, touché, s’écrase contre le mur d’un immeuble de bureaux. On y retrouve seulement le cadavre du chauffeur. C’est un petit gangster fiché à New York, un homme à tout faire de la Maffia.
Le 2 septembre, Nehru arrive à Paris. Aux mâts des Champs-Elysées palpitent les drapeaux de l’Inde, rouge, blanc et vert, frappés de la fleur de lotus. Une traction-avant noire vient à Villejuif chercher le professeur Hamblain, patron de Roland : une personnalité de la suite de Nehru désire le rencontrer. Étonné mais intéressé, Hamblain se rend à l’invitation. La voiture l’emmène à Orly, pénètre sur l’aéroport, franchit plusieurs barrages de police et s’arrête devant un avion isolé en bout de piste, à proximité d’un car de C.R.S. Hamblain est invité à monter dans l’appareil. Au pied de l’échelle un policier français et un indien vérifient son identité. Une heure plus tard, il redescend l’échelle, bouleversé. Le lendemain il réunit ceux de ses collaborateurs en compagnie de qui il a travaillé ces temps derniers. Il leur demande si aucun d’eux ne souffre, depuis quelques jours ou quelques semaines, de troubles de la vue. La réponse négative unanime semble le soulager énormément. Sans justifier son enquête, il ajoute que pour sa part il est très fatigué, et qu’il prend un mois de congé supplémentaire. Son assistant, Roland Fournier, dirigera les travaux en son absence. Il sort aussitôt, sans serrer la main de personne. Il semble à la fois soucieux et exalté.
Roland s’étonne. La veille encore, Hamblain lui disait qu’il ne s’était jamais senti dans une forme aussi superbe, bien qu’il éprouvât, depuis plusieurs jours, quelques troubles visuels qu’il ne s’expliquait pas. Il se proposait, si cela persistait, d’aller voir son ami Ferrier pour se faire examiner le fond de l’œil.
Hamblain est âgé à ce moment-là de cinquante-deux ans. Il est célibataire. On ne lui connaît aucune liaison. Ses collaborateurs plaisantent à son sujet et prétendent qu’il est encore vierge. Son intérieur est tenu depuis plusieurs années par une femme de ménage qui vient tous les jours. C’est une veuve sans enfants, heureuse de ce travail où elle ne rencontre aucune opposition féminine. Hamblain lui déclare qu’il l’emmène en vacances avec lui en Bretagne. On part aujourd’hui, tout de suite. Elle se récrie, elle ne peut pas partir comme ça, elle aime pas la Bretagne, elle aime pas la mer, elle va attraper froid. Il répond qu’il a besoin d’elle, pour aider ses parents, chez qui il se rend et qui sont âgés. Et qu’elle n’aura pas froid et que ça lui fera du bien. Il l’emmène presque de force, non sans qu’elle ait eu le temps, très excitée, en allant chercher ses petites affaires, de faire part de son aventure au boulanger et au crémier.
Roland téléphone la mauvaise nouvelle à Jeanne : l’intérim de son patron va lui prendre beaucoup de temps. Il pourra à peine la voir. Si au moins, chaque soir, en rentrant, il pouvait se retrouver auprès d’elle ! Cette situation lui est de plus en plus insupportable. Jeanne le calme et l’apaise. Ils prennent rendez-vous pour dimanche. Il dira chez lui qu’il a du travail au laboratoire.
Dans l’après-midi, Nehru a eu un entretien de trois heures avec le président Coty, puis il est rentré à l’ambassade. Il en ressort à vingt et une heures par une porte secondaire et monte dans une voiture qui l’emmène à Colombey.
Dès que Nehru l’a quitté, le président Coty convoque le chef de la branche du Service secret directement attachée à la Présidence, le colonel P… Il lui donne des instructions précises qui plongent le colonel dans la perplexité. Il ne comprend pas le but de ce qui lui est demandé et sollicite des explications. Le président répond qu’il ne peut pas lui en donner, et le prie de passer de toute urgence à l’exécution des premières mesures. Le colonel objecte que pour le second stade il ne dispose pas d’un personnel suffisant. Le président répond qu’il va y pourvoir. Le colonel sorti, il prie par téléphone le général Kœnig, ministre de la Défense nationale, de venir discrètement à l’Élysée. Il lui demande de rappeler d’Algérie et de mettre à sa disposition dans les quarante-huit heures un commando de parachutistes. Ces hommes ne retourneront jamais en Algérie et ne reverront pas leurs familles. Ils devront être peu à peu, les uns après les autres, portés disparus ou morts au combat.
Stupéfait, le général proteste, refuse, exige des éclaircissements. Il ne veut pas participer à un coup de force, il est républicain. Qu’est-ce que ça signifie ? Que vont devenir ces paras ? Que vont-ils faire ?
Le président, gravement, lui dit qu’il s’agit de quelque chose de plus important même que le salut de la France ou de la République. Il ne peut rien lui dire, mais constitutionnellement il est le chef des armées, il exige de lui l’obéissance et le silence. Il ajoute très doucement :
— Regardez-moi, ai-je l’air d’un homme qui a envie de faire un coup d’État ?
Le général Kœnig regarde le président débonnaire.
Cette hypothèse, comme celle d’une quelconque aventure, est saugrenue. Il s’incline, il fera le nécessaire.
Trois jours plus tard, un avion militaire atterrit au Bourget, venant d’Alger. Huit parachutistes de Massu et un lieutenant en descendent. Ils sont en civil. Des hommes du colonel P… les attendent et les conduisent en autocar dans une villa de banlieue dont les plaques qui portaient son nom et son numéro ont été dévissées la veille et où ils sont consignés en attendant les ordres.
Toutes les lignes téléphoniques du pavillon L, à Villejuif, celui où travaillent Roland et l’équipe du professeur Hamblain, sont mises sur écoute. Une camionnette du Gaz de France arrive un matin à huit heures avec une équipe d’ouvriers, pour « changer les conduites d’arrivée du gaz ». Avant l’arrivée du personnel du labo, deux des « employés du gaz » ont eu le temps de camoufler des micros dans toutes les pièces.
Les autres travaillent au sous-sol sans déranger personne. Toute l’équipe s’en va avec la camionnette un peu avant la fin de l’après-midi.
L’activité déployée depuis une semaine par les services secrets de la Présidence n’a pas échappé aux autres services français et aux services étrangers. Le pavillon L est bientôt le siège d’un grouillement insensé d’espions et de contre-espions dont aucun ne sait ce qu’il cherche mais soupçonne tous les autres de le savoir. Si Roland pouvait se douter de cette activité, il en serait effaré. Mieux que personne, il sait que le travail qui se fait au pavillon L n’a absolument rien de secret. C’est un travail banal et routinier d’examens et d’expériences indéfiniment répétées sur les animaux de laboratoire. Et si par bonheur on trouvait du nouveau, au lieu de le dissimuler, on le ferait savoir aussitôt aux chercheurs analogues du monde entier.
Cependant, nuit et jour, des hommes sont à l’écoute de ce qui se dit dans le pavillon L, aux domiciles de Roland Fournier et de tous ses collaborateurs, chez les deux femmes de service qui font le ménage le matin, et aussi dans l’appartement de la rue de Vaugirard, paradis baroque des amours de Roland et Jeanne. Les « écouteurs » ont dans la tête quelques mots-clefs, qui seront le signal de l’alerte s’ils les entendent prononcer n’importe comment par n’importe qui, celui ou celle qui les prononcera n’ayant aucune idée de leur importance.
Ici intervient Samuel Frend, fonctionnaire de l’ambassade des États-Unis à Paris. Il est « attaché culturel », mais appartient en réalité à un service de renseignements militaire qui dépend directement du Pentagone. Arrivé en France avec l’armée de libération, il est resté à Paris. Profondément américain de sentiments, il est devenu très français de mœurs et de pensée. Il a fait venir auprès de lui sa femme et ses deux enfants, un garçon et une fille, et il a eu depuis deux autres garçons, nés parisiens. Il est petit et mince. Il a quarante-neuf ans, un visage un peu maigre, souriant, marqué de chaque côté de la bouche de grosses rides verticales qui expriment la bienveillance plus que les soucis. Autour de son crâne très dégarni demeure une population de cheveux châtain clair, fins, plats et sages. Ses oreilles un peu trop dégagées paraissent grandes, ses petits yeux noirs pétillent sous des sourcils courts, plus foncés que ses cheveux. Il s’habille bon marché, dans les grands magasins. Le rayon homme ne lui offrant rien à sa taille, il se fournit au rayon « jeunes gens ». Mais ce qu’il y trouve est toujours un peu étriqué. Ses manches trop courtes, son sourire, lui donnent l’air d’un homme très gentil, ce qu’il est, et un peu bête, ce qu’il n’est pas. Il s’est fait au cours des années beaucoup d’amis et a placé des antennes partout. Bien entendu les Services français connaissent la nature véritable de ses activités mais n’y attachent pas grande importance. Effectivement ce n’est pas un agent de premier plan, mais un simple fonctionnaire ordinaire du Renseignement. Il obtient de temps en temps de bons résultats parce qu’il est aimable, intelligent, et surtout curieux. Et il peut, quand il le faut, se montrer très actif, comme savent le faire les hommes menus.
Il a été informé, dans la demi-heure, de la convocation du général Kœnig par le président Coty, et il était au Bourget pour voir débarquer les huit parachutistes de Massu. De tous les agents qui surveillent ou font surveiller le pavillon L, il est le seul à savoir que le mystère qui s’y cache préoccupe le président de la République française. Les subordonnés du colonel P… eux-mêmes l’ignorent. Mais la visite du professeur Hamblain à Orly a échappé à l’attention de Samuel Frend, et il ignore le nom et l’existence de Shri Bahanba. Pour lui, l’affaire du pavillon L, si affaire il y a, est purement française. Elle pique sa curiosité, par ses implications présidentielles et militaires. Il fait surveiller la villa de banlieue où sont logés les parachutistes et plonge des radicelles de renseignement dans les divers réseaux qui grouillent autour de Villejuif. Il n’apprend rien. Rien ne se passe. Enragé, il décide d’aller interviewer le professeur Hamblain en vacances en Bretagne, en se faisant passer pour un journaliste scientifique. Une phrase, un mot, peuvent le mettre sur la voie du mystère.
Mais à Quiberon, il trouve la petite maison basse des parents du professeur vide et fermée. Leur voisin, un pêcheur intermittent, qui boite à la suite d’un accident et ne peut sortir que par beau temps – il cultive entre deux sorties les légumes et les touristes – le renseigne sans se faire prier. Frend a cette qualité : les gens aiment lui parler, parce qu’il les écoute avec intérêt et les approuve. Il apprend ainsi que le professeur a reçu l’avant-veille la visite d’amis anglais, arrivés à bord d’un petit yacht assez ancien, le « Sourire du Chat », le nom était en français, drôle de nom pour un bateau, mais il avait l’air solide et confortable, comme les Anglais les aiment. Et ma foi ils sont tous repartis dessus hier matin.
— Qui, tous ?
— Le professeur, son père et sa mère, et même une femme de ménage qu’il avait amenée de Paris. Je suis allé au port les accompagner et les voir partir. Le vieux père Hamblain était pas tellement content, il a des rhumatismes, et c’est guère une saison pour une croisière. C’est un ancien instituteur, il est à la retraite. Sa femme, elle, tout ce que son fils décide, c’est pain bénit. Mais la vieille Parisienne, la bonniche, fallait l’entendre ! Elle disait à son patron : « Vous êtes fou ! J’ai jamais monté en bateau ! Je vais avoir le mal de mer ! Je vais être malade ! » Lui, il riait et se moquait d’elle. Il avait l’air content comme s’il partait en voyage de noces. Sûrement pas avec cette vieille tordue !… C’est quand même une idée, d’emmener sa bonne en croisière ! Elle aurait mieux fait de rester là pour soigner la maison ! Moi ce que j’en dis, remarquez, ça me regarde pas…
— Est-ce que vous savez où ils allaient ?
— Le Portugal, puis la Méditerranée… Forcément, en cette saison on cherche le soleil, quoiqu’il y a rien à dire cette année pour le temps, voilà qu’on arrive presque aux grandes marées et on se croirait au 15 août…
Samuel Frend, de retour à Paris, envoie aussitôt son rapport au Pentagone par sans-fil codé. Il donne le signalement du Sourire du Chat et conseille une visite « accidentelle » en mer. Peut-être une collision. Un naufrage permettrait de « recueillir » le professeur Hamblain qui est certainement au courant de quelque chose d’énorme, que les Anglais n’ignorent pas. Ce détail fait bondir l’officier qui reçoit le rapport. Bien entendu, il ne sait absolument rien du plan Bahanba et de la part prépondérante qu’y prennent les États-Unis. Le Pentagone y participe, mais sans le savoir. Il donne des ordres immédiats de recherche. C’est ainsi que l’épave du Sourire du Chat est retrouvée le sixième jour alors qu’elle aurait pu flotter pendant des semaines avant d’être repérée. Un incendie a complètement détruit le yacht, dont il ne reste que la coque, à demi carbonisée. Aucune trace de ses sept occupants. Le commandant du sous-marin américain qui l’a trouvée demande par radio des instructions, et suit en plongée périscopique, antenne sortie, l’épave qui dérive vers le sud-ouest.
Un autre sous-marin américain, qui pour des raisons bien précises se trouve encore dans les parages, c’est-à-dire à plus de 12 000 kilomètres de l’endroit où, officiellement, il devrait être en croisière, capte le message, le déchiffre, et en envoie un à son tour à Washington.
Trois heures plus tard, le commandant du sous-marin qui a trouvé l’épave reçoit l’ordre d’incendier de nouveau ce qui reste du Sourire du Chat, au napalm, au lance-flammes, par tous les moyens, de façon à ce que l’épave brûle au maximum avant de sombrer, puis d’oublier l’incident. Ni la découverte des restes du yacht ni leur destruction ne doivent figurer au livre de bord officiel ni au livre de bord confidentiel.
Lorsque, le 21 septembre 1955, Roland, qui a réussi à se libérer pour l’après-midi et la nuit, à la fois de son travail et de sa famille, rejoint Jeanne dans un restaurant martiniquais de la rue Marbeuf, il ignore donc tout de ce qui est arrivé au directeur de son service, qu’il croit en train de pêcher tranquillement la crevette, le nez rouge et les pieds glacés.